La France et son rapport au passé (Edito 19)

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La France baigne dans son histoire. Les témoignages du passé sont innombrables sur son territoire. 40 000 monuments historiques sont protégés par l'Etat (châteaux, cathédrales, églises, monastères?). Si chaque monument était visité à hauteur de 1 monument par jour, il faudrait 109 ans pour les voir tous ?

Par sa présence, le passé cerne donc les Français. Si les Français ont un rapport apaisé simple avec leur histoire lointaine, il en est tout autrement du proche passé.

Cette situation est grave dans la construction intellectuelle classique des Français avec le temps. Le passé occupe une place permanente à part entière dans la culture française. Tout est présenté comme constituant une chaîne de solidarité dans le temps avec des devoirs de continuité.

Pour les Français, le passé oblige, crée des devoirs. Cette conception n'est pas celle de toutes les Nations. Ainsi, pour les Américains, le passé n'oblige à rien. C'est du temps "passé" qui est derrière et ce qui compte c'est le présent.

Ce rapport privilégié des Français avec le passé entraîne trois conséquences pratiques majeures.

Tout d'abord, chaque évènement présent a vocation à être relié à un évènement passé analogue. Tout est construit comme si le passé avait ouvert des cases au sein desquelles chaque évènement ultérieur avait vocation à s'intégrer constituant ainsi un parallèle permanent entre le présent et le passé, donnant également un sens au présent en raison de ce rapport avec le passé.

Ensuite, la passé est l'occasion de magnifier l'action de la France : son rôle civilisateur, sa place spirituelle dans la défense des Libertés, ses fonctions universelles.

Parce que ce rapport au passé est l'occasion permanente de commémorer une version valorisante de l'Histoire de France incarnant une mission universelle dans certains domaines dont les Droits de l'Homme, tout évènement de nature à rompre cette "tradition culturelle" pose un grave problème d'interprétation donc d'intégration dans ce paysage historique. C'est le cas tout particulièrement de la décolonisation.

La France aime être référence. Comment garder ce statut quand il peut être question de torture ou de retrait pitoyable ?

Enfin, cette remise en question est d'autant plus délicate à conduire quand au même moment les "modèles français" s'effondrent manifestement. Ces deux mouvements perturbent les repères traditionnels et annoncent peut-être l'émergence d'une nouvelle idéologie politique. Cette perspective est malheureusement handicapée par la baisse considérable d'influence des intellectuels sur la vie publique française.

En effet, la vie publique française est frappée par un vide conceptuel d'une rare niveau. L'influence réelle des intellectuels vis-à-vis du grand public a connu ces trente dernières années un déclin sans précédent. Dans les derniers et rares domaines où les intellectuels aspirent à demeurer des porte-parole, ils n'ont plus de réelle crédibilité. Cette crédibilité qui naît de l'honnêteté de leur engagement tant vis-à-vis d'eux-mêmes que de leur exigence vis-à-vis de ceux qui suivent leur engagement.

Ces éléments sont constitutifs d'une réelle inadaptation de la France au changement.

Les modifications sont tellement profondes qu'il ne peut être question de se référer en permanence au passé pour chercher une clef d'analyse ou d'interprétation.

C'est l'ensemble d'un système ancien qui s'est effondré sans être remplacé par un nouveau système.

Cette transition vers un objectif encore absent explique pour partie cette résistance au changement et cette aptitude à chercher des boucs émissaires généralisés que l'on va punir pour ne pas avoir à traiter les problèmes de fond. La conception française met l'accent sur le passé et sur l'avenir. Elle néglige le présent qui ne serait qu'un point de passage entre les deux.

Cette conception est entièrement remise en question quand le passé n'est plus une clef unique d'interprétation et quand l'avenir n'est pas pour autant un objectif vivant clairement identifié.

Cette situation là explique le grand bouleversement actuellement rencontré par les repères conceptuels classiques de la vie publique française.

  • Publié le 20 décembre 2005

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