Les vraies fractures (Edito 35)

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"Même l'avenir n'est plus ce qu'il était". Cette formule de Paul Valéry est probablement le résumé le plus saisissant de l'état d'esprit actuellement le plus répandu.

La première fracture est d'abord entre les Français et l'avenir. L'avenir était traditionnellement porteur d'améliorations. Il est désormais le symbole d'un monde déboussolé sans sortie de tunnel déjà perceptible. L'avenir est perçu comme un demain où il ne serait plus question de bien vivre mais seulement de survivre.

Ce sentiment, pour partie irrationnel, a fait naître une seconde fracture entre les élites et les citoyens. Les élites ont dégagé l'image de ne pas être soumises aux mêmes contraintes que celles du grand nombre. Elles bénéficient de protections particulières qui leur épargnent les pires embûches. Au moment même où la crise ne les frappe donc pas "comme tout le monde", les élites sont manifestement incapables de régler les principaux dossiers de nature à permettre au plus grand nombre de mieux vivre.

Ces deux facteurs ont créé un nouveau "besoin de vengeance". Là est la vraie fracture majeure. Depuis "l'idéal révolutionnaire", l'inconscient collectif français est structuré autour de l'image du peuple qui peut faire "tomber la tête du Roi".

C'est à ce jour la probable réalité du "climat citoyen" en France. La rupture entre les citoyens et les élites ne date pas d'aujourd'hui. C'est parce que cette fracture est déjà ancienne, qu'elle s'est approfondie donnant naissance à une crise qui a ainsi pris une dimension nouvelle.

Le 17 décembre 1992, un hebdomadaire (L'Evènement du Jeudi) publiait un long reportage de plus de 30 pages sur le thème "le peuple contre les élites".

Ce reportage très fouillé portait des intertitres évocateurs :

- "55 millions de Robinson Crusoë : chacun son île, sa vie et selon les cas, drame ou gag",

- "là-haut, ils disent on dégraisse. Mais faut pas oublier que c'est de la graisse d'homme",

- "certaines sections syndicales d'entreprise ne sont constituées que d'un seul membre, pas assez pour porter une banderolle",

- ?

Déjà à cette époque, le philosophe Alain Etchegoyen dénonçait "l'inceste" qui caractérise les élites françaises avec une "reproduction" plus fermée que jamais.

Puis, ce climat a trouvé ses "nouveaux intellectuels" qui parlent différemment, bien éloignés des thèmes habituels comme des mots classiques de leur caste. Les figures emblématiques sont Alain Finkielkraut, André Glucksmann mais aussi Michel Houellebecq.

Les "élites culturelles" ont alors délivré le nom de baptême censé décrédibiliser les intéressés : les "néoréacs". Mais rien n'y a fait, bien au contraire.

Depuis le 21 avril 2002, tout le mandat présidentiel de J. Chirac a été marqué par l'organisation de l'ignorance des votes populaires systématiquement hostiles au Pouvoir.

Le comble de la fracture est intervenu lors du référendum sur le traité constitutionnel européen qui a vu l'échec de l'ensemble des "partis de Pouvoir", coalition pourtant composée de l'UMP, de l'UDF et d'une partie du PS.

Depuis 5 ans, il n'y a pas eu de scrutin n'ayant pas posé la question de la représentation politique du Pouvoir. C'est une faillite sans précédent. Lorsque le système représentatif est malade à ce point comment s'étonner que l'expression de la crise quitte alors les urnes pour aller vers d'autres lieux ?

Pour revenir à l'échec de la consultation sur le traité constitutionnel européen, il importe de se rappeler qu'il fut question officiellement de l'organisation d'un "nouveau vote" comme si le peuple n'avait pas été capable de comprendre la "première fois".

Toutes ces étapes ont constitué des fractures supplémentaires qui font que le Pouvoir est devenu l'autre et parfois même l'ennemi comme on le voit ou on l'entend lors des actuelles manifestations étudiantes contre le CPE. Si les peuples ne savent pas encore ce qu'ils veulent, ils savent ce qu'ils ne veulent pas. Plus cette écoute sera retardée, plus la fracture s'amplifiera. La crise du CPE n'est pas une fracture économique, pas davantage une fracture générationnelle. C'est une vraie fracture démocratique majeure.

  • Publié le 11 avril 2006

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